Discours de Suzanne Jean, présidente du Jury du Prix Hélène 2019 – Thème : « Nature dans tous ses états »
Le Prix que l’on décerne aujourd’hui, l’est en hommage à la mémoire d’une femme dont on célèbre le talent, le courage et la détermination.
En cette fin du 19ème siècle, où la gent masculine, forte de ses préjugés, considérait que les femmes devaient consacrer leur temps aux devoirs d’épouse et de mère, aux futilités de la toilette et, si elles en avaient le talent, à la musique ou la peinture comme agrément, Hélène Bertaux apparaît comme une femme exceptionnelle.
Exceptionnelle par son talent de sculpteur. La liste de ses œuvres est longue : l’Etat et de nombreuses villes ont acquis ses sculptures :
A Paris, pour le ministère des Beaux-Arts, sur le fronton d’une façade des Tuileries, une œuvre intitulée la Navigation ;
Au Musée de Nantes, le Jeune Captif, statue de marbre, et parmi beaucoup d’autres, je citerai, achetées par l’Etat : « La jeune fille au bain » et « Psyché sous l’emprise du mystère ».
Elle reçut nombre de médailles aux différentes expositions au Salon. Le Salon étant la manifestation culturelle officielle qui décernait les prix et faisait la célébrité de tel ou tel peintre ou sculpteur, qui ainsi, pouvait recevoir des commandes de l’Etat ou des Villes.
Hélène Bertaux, sculpteur reconnue, est célébrée non seulement pour son talent, mais aussi pour ce qui fut une autre grande œuvre, celle qui donna aux femmes l’accès à l’Ecole des Beaux-Arts, exclusivement réservée jusque-là au sexe masculin.
Cela ne se fit pas sans mal, et de nombreuses demandes renouvelées pour que les femmes accèdent à l’entrée dans la profession artistique.
En 1873, elle ouvrit à Paris des ateliers d’études et des cours pour les femmes et les jeunes filles. Le succès fut tel qu’elle fit construire une autre école en 1879 et fonda en 1882 une société : « l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs ». Elle présida cette société pendant 13 ans jusqu’en 1894, sans renier son vœu de voir se concrétiser l’accès des femmes à l’Ecole des Beaux-Arts.
Les artistes professeurs eurent des réponses mitigées et parfois franchement hostiles. Voici ce que déclara le peintre Gérôme :
« Il y a beaucoup trop d’artistes ratés pour qu’on s’amuse encore à instituer une école de fruits secs femelles, à côté de fruits secs mâles qui nous possédons et qui encombrent le pavé.
« Ou la femme est artiste et c’est pour elle le célibat à vie, car l’art n’admet pas de partage, ou elle est épouse et mère et c’est la fin de ses idées d’art.
« Dans un cas comme dans l’autre, le besoin ne se fait sentir de créer un enseignement officiel pour les femmes artistes ou qui se croient vouées à le devenir ».
Et le peintre Léon Bonnat de renchérir :
«… Quant à l’éducation des femmes, écrit M. Bonnat, permettez-moi de ne pas vous répondre, ce serait trop long.
« Certainement, la femme a le droit d’apprendre, de s’instruire, de peindre, de sculpter même à la rigueur. Mais a-t-elle la force physique nécessaire ? Et a-t-elle la puissance intellectuelle indispensable ? Concevez-vous Michel-Ange, Titien, Rubens, Rembrandt, Ribera femmes ? Non, c’est impossible, elle n’a pas été créée et mise au monde pour ça. Elle a bien mieux à faire. Son rôle est autrement noble et élevé. Elle n’a rien à nous envier ».
Nous comprenons que de tels propos de par leur sottise, loin de décourager Mme Bertaux, lui donnèrent l’occasion d’y apporter les réponses les plus intelligentes qui soient. C’est un véritable plaisir de lire l’échange de ces courriers dans l’ouvrage qu’écrivit Edouard Lepage, que vous pouvez vous procurer.
La courageuse obstination de Mme Bertaux finit par obtenir l’entré des femmes à l’école des Beaux-Arts, c’était en 1897. Et enfin l’accession au concours pour le Prix de Rome en 1903.
Mme Hélène Bertaux pouvait enfin savourer une tranquillité, si dignement méritée, au château de Lassay dans la commune de St-Michel-de-Chavaignes jusqu’en 1909, année où elle s’éteignit.
Voici la très belle citation de Mme Bertaux, mise en exergue à l’ouvrage déjà cité :
« Moi, j’ai travaillé de mon mieux, donné beaucoup de leçons, exécuté quelques commandes et reprisé force chaussettes ».
Le thème de l’exposition traité cette année est « Nature dans tous ses états ». Vaste sujet et tellement riche. Il laisse libre cours à toutes sortes d’interprétations. C’est presque un sujet philosophique.
Disons, pour simplifier, que la Nature, c’est ce que l’Homme n’a pas créé, c’est ce qui n’a pas été altéré par un procédé artificiel, par l’artifice d’un artisan ou d’un artiste, par la main de l’homme.
Or, depuis que les Hommes existent et afin que les Humains puissent survivre, il leur a fallu durant des siècles façonner la Nature, la discipliner en quelque sorte, parfois la combattre.
Car la Nature, considérée comme le milieu dans lequel nous, humains, nous évoluons, est une force active, un corps vivant. Elle peut être généreuse, protectrice, mais elle peut être terrifiante et cruelle. Elle peut nous offrir l’ombre fraîche et les fruits désaltérants, mais elle se déchaîne en ouragans et autres tsunamis.
La Nature dans tous ses états : une occasion pour l’artiste d’affirmer son optimisme ou son pessimisme. Car chacun de nous perçoit la nature d’une façon singulière.
C’est à l’image de la Nature que les artistes romantique interprétaient leur propre nature humaine. Les saisons symbolisaient les âges de la vie, la mer insondable était le miroir de l’âme pour Baudelaire, etc. Les brumes et les ciels de Turner ont apprivoisé notre regard. Telle scène dans un jardin ombragé nous rappelle Monet, tels fruits disposés sur une table, évoquent un Cézanne, ou une nature morte d’un peintre flamand.
« La nature imite l’art » disait Oscar Wilde. Il se passe ce phénomène miraculeux que la nature, le milieu naturel, et la propre nature de l’artiste semblent se féconder mutuellement pour donner naissance à des regards nouveaux et à des œuvres artistiques.
C’est cette belle relation qui associe l’Homme et la Nature, que les artistes favorisent dans une dynamique de réciprocité créative.
Certains vont dénoncer l’exploitation excessive de la Nature, d’autres se voient gardiens de la Nature, parfois, à l’extrême, la Nature est sacralisée.
Il me semble que nous devons garder une relation qui favorise une co-évolution de l’Homme et de la Nature, car l’Homme comme la Nature peuvent montrer tour à tour leurs deux visages : un visage barbare et cruel, et un visage accueillant et bienveillant.
Un grand merci aux organisateurs de l’exposition et aux artistes de nous donner leur propre vision, leur propre réflexion qui va certainement enrichir la nôtre.