Qui était Hélène Bertaux ?
Hélène Bertaux vue par Mathilde Huet mai 2009 (extrait de la Base Joconde du Ministère de la Culture)
Il y a tout juste 100 ans … disparaissait à Saint-Michel-de-Chavaignes (Sarthe), quasi oubliée, la sculptrice Hélène Bertaux (1825-1909), née Joséphine Charlotte Hélène Pilate, plus connue sous le nom d’artiste de Mme Léon Bertaux.
Issue d’un milieu modeste, et formée au départ dans l’atelier de son beau-père Pierre Hébert, elle souhaita rapidement offrir aux femmes attirées par la sculpture un enseignement digne de ce nom et financièrement abordable, en ouvrant dès 1873 un atelier de modelage, puis un atelier de sculpture pour femmes en 1880. Elle fut également la fondatrice (en 1881) et la première présidente de l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs (U.F.P.S.), reconnue d’utilité publique en 1892.
Bravant les interdits, son opiniâtreté permit à ses consœurs d’entrer enfin à l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris à partir de 1897, puis de concourir au Prix de Rome à partir de 1903. Elle devint également en 1896 l’unique membre féminin du jury de sculpture du Salon des Artistes français.
Elle reçut de nombreuses commandes pour le décor d’édifices publics dont notamment une statue en pied du peintre Chardin pour une des façades de l’Hôtel de Ville de Paris, deux frontons pour le nouveau Louvre, deux bustes pour l’opéra Garnier, et une fontaine monumentale à Amiens.
Son Jeune gaulois prisonnier (plâtre de 1864, marbre de 1867, bronze d’avant 1874) mérite attention : à une époque où les femmes n’avaient pas encore accès aux cours de nus et d’anatomie, il est sans doute l’un des plus anciens nus d’homme, jamais sculpté par une femme…
Sa Jeune fille au bain (marbre de 1876) eut un énorme succès et elle fut la première femme sculptrice à obtenir une médaille d’or de première classe pour le plâtre de sa Psyché sous l’empire du mystère lors de l’Exposition universelle de 1889 (une petite révolution… tout comme l’avait été la médaille d’honneur de Rosa Bonheur, en tant que femme peintre, à l’Exposition universelle de 1855). Elle participa, enfin, activement à la grande Exposition Internationale de Chicago de 1893.
Hélène Bertaux vue par Georges Montorgeuil
Préface du livre d’Édouard Lepage Une conquête féministe – Mme Léon Bertaux, Imprimerie française, Paris, 1911, réédit. 2009, Soleil en livres, Saint-Michel-de-Chavaignes (prix 16 €, ouvrage disponible auprès de Soleil en livres, 8 rue des Ecoles, 72440 Saint-Michel-de-Chavaignes)
Ce que la postérité retiendra de l’œuvre de cette grande artiste, c’est qu’elle a été la manifestation parallèle d’un talent et d’un caractère.
Ce fut un magistral ciseau. Des compositions monumentales comme la Navigation, sur la façade des Tuileries, des statues comme la Jeune fille au bain, le Jeune Captif ou Psyché sous l’empire du Mystère, qui est l’une des plus délicates figures du Musée du Luxembourg, l’attestent, qui promettent à son nom la caresse éternelle de la gloire.
Mais ce fut aussi, et ce titre est plus rare, une volonté impérieuse et agissante qui se dressa contre les entraves que des préjugés égoïstes avaient opposées à la vocation de la femme artiste et qui les brisa.
Pour entreprendre une telle lutte et la mener jusqu’au succès, il fallait prêcher l’exemple ; il fallait, à tous les arguments qu’inspiraient la logique et l’équité, démontrer que si la femme réclamait sa place au soleil de l’art, c’est qu’elle était capable de la tenir. Cette démonstration, elle l’avait faite, la Parisienne fille du peuple, qui avait grandi sans aide, parce que son courage était à l’unisson de sa foi, et qui avait retenu l’attention dès ces premières œuvres, où se révélait la maîtrise d’une personnalité.
Pour en venir là, Mme Léon Bertaux savait ce qu’il lui avait fallu surmonter d’obstacles qui, pour des hommes, eussent été abaissés. Et, dès lors, dans sa pensée, l’idée germa de faire cesser cette injustice, d’aplanir la route devant les femmes, de les faire admettre aux même avantages et aux mêmes honneurs que les hommes. Aujourd’hui que c’est chose à peu près faite, nous avons déjà peine à comprendre la résistance qu’une revendication si fondée rencontra. Les femmes à l’École des Beaux-Arts ! les femmes à Rome ! les femmes à l’Institut ! quelles étaient ces prétentions révolutionnaires, ou pour le moins chimériques ? Des jeunes filles étudiant le dessin ou le modelage, quai Malaquais, en compagnie de jeunes gens : ô mœurs ! Les lauréates entrant à la Villa Médicis qui était une manière de séminaire, dont le célibat était la stricte règle : quel désordre ! Quant à l’Institut, la pensée seule paraissait insoutenable pour des immortels, d’une femme venant s’asseoir où Sophie Charron, Catherine Duchemin et la Rosalba s’étaient assistes !
Ce par quoi Mme Léon Bertaux a été remarquable, c’est par sa ténacité. Elle n’alla pas sans méthode. Elle se traça un plan qui était une merveille de tactique. Elle était loin de la violence brouillonne ; elle portait en elle une calme sagesse d’une intrépidité inlassable. Et quelle logique dans ses arguments, qui fonçaient sur l’ennemi au pas de course, en bataillons serrés !
Il lui fallait d’abord démontrer que ce qu’elle exigeait, ce n’était pas une loi pour une exception, mais un droit pour une élite. Elle groupa les talents féminins dont on ne parlait pas ou dont on ne parlait que négligemment, noyés qu’ils étaient dans la masse, et fonda cette Union des Femmes peintres et Sculpteurs qui obligeait les plus sceptiques à reconnaître que le talent, dans les arts plastiques, n’était pas l’apanage d’un sexe. Trouvait-on la manière de la femme, mièvre ou hésitante ? Mme Léon Bertaux attendait là une critique, en somme assez fondée, mais aussitôt elle ripostait : « Pourquoi, aux femmes, fermez-vous l’École où les principes s’enseignent, qui font les forts ? Pourquoi, tout au moins, obligez-vous les mieux douées, qui peuvent être les plus pauvres, à payer très cher un enseignement qui n’est gratuit que pour leurs rivaux masculins ? » Quant, après une action souple, adroite, intelligente, ayant brisé une à une toutes les mauvaises volontés, si puissantes, elle eût fait ouvrir aux femmes les portes de l’École, elle ne s’endormit pas sur sa victoire. Ce n’était qu’une étape. À mérite égal, récompense identique. L’École donnait des couronnes au mérite : la femme les réclama. Elle les eut : c’était là où on la redoutait. Et, en effet, elle était redoutable. Sa flamme et son assiduité en firent une concurrente dangereuse. On l’a bien vu, cette année même, où, dans certains concours, il n’y eut de lauriers que pour son front. Les élues, dans leurs triomphes, ont-elles eu un souvenir pour celle qui les leur avait facilitées ?
Une barrière est tombée, c’étaient toutes les barrières tombées. La Villa Médicis résiste. Mme Léon Bertaux montre à ses sœurs de l’Union le but, le « poteau lumineux », comme elle disait. Et quand elle les harangue, on croirait entendre le jeune Bonaparte, à la veille d’Arcole, montrant à ses soldats le chemin des conquêtes. N’était-ce pas aussi, pour l’intrépide stratège, sa campagne d’Italie ? Elle désignait d’un doigt impérieux Rome, Rome où il vous fallait, femmes, entrer en vainqueurs.
« Allons à Rome ! Voulez-le, mes amies. Allons-y, vous les jeunes, pour y trouver cette tradition qu’on ne trouve bonne que pour vos frères ; nous, les aînées, pour vous encourager, pour vous aider à bien lire, à bien comprendre les pages immortelles de nos devanciers, pour vous engager à mettre comme eux, les forts, les malins de nos jours, l’Antiquité et la Renaissance dans votre conseil secret. »
Et, toujours avisée dans son offensive, elle fondait un prix qui serait la récompense de la première femme qui monterait à l’assaut – je veux dire en loge. L’Institut, en refusant ce prix, fit s’engager l’action. La polémique fut néfaste aux partisans du privilège masculin. Devant l’opinion, il n’y a pas de victoires à espérer contre le droit qui se réclame de la justice.
Ce qui est exceptionnel, c’est cette souplesse et cette netteté dans l’attaque. De retour de Rome, enfin moralement conquise, elle met le siège devant l’Institut. Sa tactique est la même. Elle oppose au préjugé de sexe sa logique irréfutable tirée de l’équité. Artiste digne des suffrages de l’Académie des Beaux-Arts, elle les sollicite. Ses titres, obtenus sans autre concours que son travail, et l’estime de ses juges, le lui permettent. Elle n’y met pourtant nul orgueil : « Je vous assure, dit-elle, que pour moi, les honneurs ne sont rien. Je ne les ai jamais aimés. Mais, jusqu’au dernier jour, je veux être sur la brèche, afin de faire avancer le plus possible l’œuvre que j’ai commencée. »
Mme Léon Bertaux n’a été ni désignée ni choisie. Mais les coups de ses petits poings de femme, frappés aux portes de bronze de l’Institut, ont sonné le glas d’une hérésie.
Vienne l’élue ! Vienne celle qui, sortie de l’École et revenue de Rome, – où même sans être allée si loin, aura recueilli tous les applaudissements, la mauvaise grâce masculine des académies par la force de la raison, se changera en sourire d’accueil et, dans la personne de cette triomphatrice de demain, Mme Léon Bertaux remportera sa totale et définitive victoire !
Tout indique qu’elle est proche. Mais cette lutte de près de trente ans pour l’égalité des sexes, où cette égalité s’affirme indiscutable, était à raconter. Elle tient toute entière dans la vie d’une femme qui a eu l’orgueil d’être une grande artiste, d’une grande artiste qui a senti tout l’orgueil d’être femme !